Comme j'aimerais être désirée. Comme j'aimerais voir et entendre des cyclistes jouer de la casquette et des pectoraux et se mordre les mollets, rien que pour gagner le privilège d'accrocher leur monture à ma carcasse en acier. Mais voilà, depuis quinze ans, pas l'ombre d'une roue à enchaîner.
Il est difficile de circuler dans Dreux avec un vélocypède et pourtant des bornes à vélos solitaires près de la médiathèque attendent désespérement le client.
Condamnées à une solitude et à une inutilité perpétuelles, nous sommes seize à guetter du matin au soir et du soir au matin, le client qui n'arrivera jamais. À deux pas de la médiathèque et à l'ombre d'un hôtel de la place Mésirard, c'est ici qu'un ancien adjoint au maire inspiré nous a réservé une place de choix.
En matière de cycles, le brave homme pensait sans doute en connaître un rayon tant il est vrai qu'un peu partout, dans les bistrots, dans les journaux, dans les cabinets médicaux, et même chez les écolos, on chante les louanges du vélo. Rien que des sornettes ! Les vélos, plus je leur tends les bras et plus ils se dégonflent à l'idée de pointer chez moi le bout de leur guidon.
Et le pire, c'est que les deux-roues motorisés me boudent de la même façon. J'avais bien un vieux copain monté sur une antique mob'orange des années soixante-dix, avec sacoches en cuir et cageot en plastique accroché au porte-bagages. Deux fois par semaine, il se faisait une joie d'être l'unique usager de la place, jusqu'au jour où son cyclo a rejoint le paradis de la pédale.
Et pourtant, gratuite, ma borne à vélos est, je vous l'assure, un repoussoir à contractuels. Chez moi, aucun risque de se faire délester son compte en banque d'une vingtaine d'euros par les sprinteurs du carnet à souches.
Alors, à pédaler dans le vide, comme cela, depuis des années, à prendre racine dans le bitume froid de la rue Ernest-Renan, j'aimerais parfois me pousser du col et m'échapper vers un autre destin.
Quitte à bousculer des montagnes en ce plat pays, j'aimerais que l'on révèle enfin l''uvre d'art qui sommeille en moi. La forme de mon arceau, la patine de mon pied en châtaignier délavé par l'urine de nos toutous. À deux pas du centre d'art contemporain, il existe forcément un esthète qui consacrera enfin ma beauté.
Pascal Boursier
pascal.boursier@centrefrance.com